
France

Découvert en France avec la lutte des taxis parisiens, c’est désormais le secteur de la livraison à vélo qui se voit contaminer par la fièvre Uber. Exercée le plus souvent sous statut de travailleur indépendant, cette forme d’organisation du travail ne représente que 11.5% des personnes en emploi en France, mais croît rapidement : plus 32% entre 2006 et 2017.
Le retour du travail à la tâche du XIXème siècle
A partir des années 80, on assiste en France, à l’accroissement des formes flexibles de salariat (CDD, intérim) ; dès les années 2000, la tendance est au travail non salarié. Les plateformes numériques ont construit leur modèle économique sur ces bases. Elles proposent non pas un contrat de travail mais un contrat de partenariat, révocable à tout moment. Le statut de salarié, « ça signifie un salaire minimum, des congés payés, des cotisations chômage et retraite… En tant qu’indépendants, les livreurs n’ont pas ces droits", explique Me Mention, avocat de plusieurs dizaines de livreurs à vélo.
L’indépendant est son propre employeur, prenant en charge lui-même sa couverture sociale, dont le régime est loin de lui proposer une protection équivalente à celle des salariés. Le 1er juin dernier, Julien, livreur Deliveroo à Besançon, s’est fait renverser par une voiture lors d’une livraison. Immobilisé pour 4 mois minimum, une fracture ouverte à la jambe, il est sans indemnités, n’ayant aucun droit au titre du régime des accidents du travail. « C’est une société à l’américaine », nous lance Arthur, « chacun cotise ou non pour sa pomme. On voit le côté instantané. Mais le jour où il arrive quelque chose, on le regrette ». Deliveroo propose bien à ses livreurs un régime d’assurance, mais non obligatoire. Julien fait partie des rares livreurs qui y ont souscrit. Il aurait alors droit à 1 700 euros d’indemnités pour 4 mois d’arrêt, soit 425 euros par mois. Alors même que le montant global n’est pas à la hauteur, Julien n’a, à ce jour, encore rien perçu. Pour autant Julien a eu de la chance, il est en vie. Car ils sont nombreux à perdre la vie sur leur vélo.
Le miroir aux alouettes de la liberté d’entreprendre
Si le statut fait débat, on constate néanmoins un engouement certain, notamment chez les jeunes. Deliveroo ne reçoit pas moins de 4 000 demandes par semaine. En quelques clics vous voilà inscrit.e sur une plateforme, en quelques autres clics, vous devenez votre propre employeur.
La liberté des horaires flexibles a de quoi séduire aussi. Pour autant, l’amplitude horaire est impressionnante et les gains miroités bien décevants. Les semaines à plus de 60h ne sont pas rares et pourtant, selon l’INSEE, 42% déclarent gagner moins de 10 000 euros par an. « Chez Deliveroo, une course, c’est de 4.40 euros à 6 euros. Chez UberEats, pas de minimum garanti. Ils vous annoncent le tarif et la localisation une fois la commande acceptée », nous rapporte Sam.
Pour ce qui est de l’accompagnement, chaque mois, Deliveroo dépêche un de ses représentants, qui lui, est salarié (sic), pour venir à la rencontre des livreurs. Nous avons assisté à l’une d’elles. Où ? Dans un bureau ? Une salle de réunion ? Non. Chaque mois, à Besançon, elle a lieu au pied de la fontaine, place de la Révolution. Une réunion de travail dans la rue.
La situation est à l’image de cette relation qu’on ne saurait nommer, mais on peut quand même reconnaitre à Deliveroo un certain sens de l’humour (ou du cynisme) en choisissant comme point de rendez-vous une place rendant hommage au combat des opprimés. Mais comme nous le rappelle Sam, « chez UberEats, on ne voit jamais personne ! » UberEats serait donc le pire du pire sur ce nouveau marché du travail.
La sous-traitance de compte, une nouvelle forme de travail au noir
Phénomène très présent dans les grandes villes, la location de comptes Uber ou autres à des migrants sans papiers lève encore un peu plus le voile sur la face obscure de l’ubérisation. Désespérés et fragilisés par leur situation, ces travailleurs sont encore plus vulnérables. Non déclarés, sous-payés, on leur prélève entre 25 % et 50 % du prix de la course. L’exploité devient l’exploitant d’un plus faible. La plateforme, elle, est juridiquement irresponsable.
Une lutte qui commence à porter ses fruits
La Cour de Cassation, dans un arrêt du 28 novembre 2018, a requalifié pour la première fois en France, le contrat liant un livreur à vélo en contrat de travail. Depuis lors, les décisions des conseils des prud’hommes se multiplient en ce sens et ce ne sont pas moins de 38 livreurs à vélo qui ont vu leur contrat requalifié sur le seul mois de juin dernier. En Espagne, outre les livreurs qui se mobilisent, la Sécurité Sociale espagnole accuse Deliveroo de ne pas avoir déclaré 532 livreurs entre 2015 et 2017. Elle réclame 1,2 million d’euros de cotisations sociales impayées.
Une institution de protection du travailleur en danger
Si l’uberisation peut être perçue comme un instrument de liberté et de lutte contre la crise profonde du travail, elle est sans nul doute venue ébranler cet outil de la protection des travailleurs qu’est le contrat de travail. Cette nouvelle forme de délocalisation du travail transforme une organisation collective en une relation purement individuelle où le travailleur n’appartient plus à un ensemble cohérent de droits garantis collectivement.
En avril 2019, le Parlement Européen a voté une directive prévoyant la création de droits minimaux garantis pour les travailleurs se trouvant dans des relations de travail occasionnelles ou de courte durée. Ironie du sort, les travailleurs sous statut indépendant en sont exclus... La délégation insoumise au Parlement Européen a annoncé vouloir soutenir cette lutte. Le combat ne fait donc que commencer.
Séverine Véziès

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