
Climat à la loupe

Né dans les années 90, ce projet de liaison ferroviaire voyageurs et marchandises, prévoit selon ses promoteurs de relier Paris-Milan en 4 heures, Lyon-Turin en 2 heures. Sa réalisation nécessitera la construction de 164 km de tunnels et galeries creusés à travers les Alpes.
En vitrine, rien de plus écolo ! Qui pourrait s'opposer à la réduction des émissions de CO2, en offrant une alternative par le rail, au transport routier et aérien ? Mais pour les opposants l'argument écologique s'apparente plutôt à de la publicité mensongère.
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Cet article, est la première partie de notre reportage « Projet Lyon-Turin : L'exemple à ne pas suivre » publié dans le dernier numéro du Journal de l'Insoumission n°21, sortie en janvier 2022.
Vous trouverez la suite de notre reportage en cliquant ici !
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Un bilan carbone qui fait polémique
Le percement d'un tunnel de cette envergure est une opération extrêmement émettrice de CO2.
Selon les estimations de la société Tunnel Euroalpin Lyon Turin (TELT) en charge du projet, il faudra 25 ans d'exploitation pour amortir le bilan carbone des travaux de construction. Selon les chiffres de 2020 de la Cour des comptes européenne, il s'agirait en réalité de plus de 50 ans. TELT surestimerait le trafic routier de plus de 50% et ne prendrait pas en considération les améliorations en termes de rejet de CO2 du parc routier à l'horizon 2030.
Selon TELT, les premiers trains devraient rouler en 2030. Cela signifie que le bilan carbone de l'opération ne devrait être positif qu'à partir de 2055 ou 2085 (si l'on reprend les chiffres de la Cour des comptes européenne).
Et encore ! Si les délais et l'objectif de 2030 sont bien respectés, car – là encore – selon les opposants au projet, ils ont été largement sous-évalués et semblent intenables.
Le Lyon-Turin verra-t-il le bout du tunnel ?
Côté français, le chantier a connu de multiples interruptions : en avril 2017, du fait d'un accident du travail, en mai 2019 pour une intoxication suite à un départ d'incendie, puis en raison de foreuses inadaptées à une roche montagneuse gorgée d'eau. Résultat, à ce jour, seuls 9 km de tunnel ont déjà été creusés en plus des 20 km de galeries de reconnaissance et de sécurité.
Côté italien, les travaux ont dû être arrêtés durant 2 ans pour des raisons économiques et sanitaires et n'ont repris que depuis cette année. La ministre italienne des Transports, Paola De Micheli, a même reconnu que 2032 serait une « hypothèse plus raisonnable ».
Selon Daniel Ibanez, économiste des procédures collectives, dirigeant d'un cabinet de conseil et opposant au projet : « le projet n'est pas encore financé. Il n'y a pas d'argent de la part de l'Union européenne avant 2023. La France n'a budgété que 200 millions d'euros jusqu'à fin 2022. Sans financement les travaux ne peuvent pas réellement avancer. Même pour 2032, personne dans le monde ne sait creuser 115 km de tunnels en 10 ans. »
Pour Philippe Delhomme, de l'Association Vivre et Agir en Maurienne, « La communication de TELT est très pernicieuse, car seuls les travaux préparatoires sont pour l'instant financés. Le tunnel de base lui-même ne sera pas prêt avant 2038, si on en croit le rapport présenté au Sénat le 11 février 2021, puisqu'il faudrait au moins une quinzaine d'années pour creuser les tunnels de base ».
Des dégâts environnementaux et des conséquences hydrogéologiques irréversibles
Le percement des Alpes n'est pas sans effet sur l'environnement : défiguration d'espaces naturels, destruction de milieux protégés, épuisement des ressources en eau ... Ces dégâts sont irréversibles.
Côté français, 16 millions de m³ de roches vont être extraits entraînant une augmentation insoutenable du trafic des camions d'évacuation.
Selon les opposants, rien que pour les voies d'accès secondaires au tunnel, des zones humides protégées ont déjà été détruites pour y fabriquer le béton nécessaire aux travaux.
Une vingtaine de sources d'eau ont déjà été taries ou impactées. Les galeries de reconnaissances agiraient comme un immense drain qui vide la montagne de l'eau qui naturellement s'infiltre le long de fissures. Selon l'étude d'impact effectuée en 2006 par TELT, 60 à 125 millions de m³/an seraient ainsi drainés. À titre de comparaison, cela équivaut à une ou deux semaines de la totalité de la consommation de la France hexagonale chaque année.
"On va priver d'eau un massif entier de montagnes, qui sont les châteaux d'eau des plaines." dénonce Philippe Delhomme. "Les conséquences se feront sentir également en aval. L'eau ne sera plus de même qualité. La communauté devra traiter ces eaux, avec tous les coûts que cela induit, là où la nature nous le faisait gratuitement ".
En surface, la crainte pour l'approvisionnement en eau potable s'installe
Par exemple, à Villarodin-Bourget, commune accueillant chaque hiver jusqu'à 6 000 touristes, les fontaines ont totalement arrêté de couler.
Une mesure dite "compensatoire" qui s'élève à 1,2 million d'euros a été prise en 2009 : un point de captation a été installé à 2.000 m d'altitude, via une conduite de 5 km et un réservoir souterrain, pour continuer d'alimenter la population en eau potable. Problème : l'eau est captée en lisière de la Vanoise (l'un des parcs nationaux les plus protégés de France) et " la source captée est essentiellement alimentée par la neige. Avec le réchauffement climatique, cette source n'existera plus. De plus, l'eau captée à 2 000 mètres d'altitude est moins minéralisée. Il a fallu importer de l'eau du versant opposé et mélanger les deux eaux pour pouvoir proposer une qualité d'eau équivalente" dénonce Philippe Delhomme.
Selon un rapport effectué en 2017 par TELT, parmi 51 points d'eau contrôlés (sur les 73 existants), 10 ont été abîmés par des creusements et 4 complètement asséchés. Au total, ce sont officiellement au moins 7 communes qui sont déjà impactées dans leur approvisionnement en eau potable.
Pour Philippe Delhomme "Il y a quelque chose qui ne va pas, puisque ce sont les promoteurs du projet qui mesurent les risques." Il dénonce un accès aux documents rendu difficile et les pressions de TELT "qui demande aux maires de ne plus transmettre les données sur les sources" l'empêchant ainsi de faire ses propres estimations.
Une ligne ferroviaire moderne peu exploitée
Le projet est d'autant plus aberrant que des infrastructures adaptées au fret européen existent déjà.
Des travaux pour 1 milliard d'euros ont été réalisés pour moderniser les voies existantes. Mais elles ne sont exploitées qu'à 20% du maximum de leurs capacités.
Selon TELT et la SNCF, il circule sur cette ligne une vingtaine de trains par jour. Depuis, les travaux effectués permettraient le passage de plus de 150.
Il existe là un potentiel important de développement du rail. 100 trains suffisent pour remplir l'objectif de 1 million de poids lourds en moins sur les routes, soit environ 2/3 du trafic de poids lourds des deux tunnels alpins du Fréjus et du Mont-Blanc.
D'autant plus que les transporteurs routiers sont favorables au fret ferroviaire. Dans un courrier commun avec "Les Amis de la Terre" du 6 février 2019 et adressé au ministère des Transports, la Fédération Nationale des Transporteurs Routiers (FNTR) demandait la mise en place de navettes de fret ferroviaire entre la région lyonnaise et l'Italie afin "de relocaliser l'emploi" face à la concurrence européenne.
Ainsi selon Daniel Ibanez, un investissement estimé entre 200 et 400 millions d'euros de matériel roulant et porte-conteneurs et des accès à la plateforme pour le report modal pour avoir plus de fluidité sur la ligne existante serait suffisant - bien moins que le coût du projet estimé à 24,5 milliards d'euros dans le dossier d'enquête publique et à 26 milliards d'euros (valeurs 2012) par la direction du Trésor de la Cour des comptes.
Pour toutes ces raisons, ce projet est dénoncé par de nombreuses associations, habitant.es et élu.es des deux côtés de la frontière, qui demandent l'arrêt du chantier. Alors que le projet a été pointé du doigt à deux reprises par la Cour des comptes et que différents experts s'alarment, l'Union européenne, la France et l'Italie persistent à soutenir un projet coûteux et inutile, aux conséquences environnementales désastreuses. Ce projet illustre l'actuelle soumission des dirigeants aux lobbys en particulier du béton et du BTP.
Alors que le réchauffement climatique supposerait de relocaliser l'économie, derrière ce projet, se cachent en réalité le dogme du libéralisme, de la concurrence entre régions et une vision de l'aménagement qui délaisse les territoires ruraux ou de montagnes au profit des mégalopoles européennes : Paris, Milan, Lyon, Turin.
Un projet hors la loi ?
Le projet pourrait être en totale irrégularité avec la loi et tout le monde a fermé les yeux. Il serait en effet interdit de forer dans les périmètres de protection des captages d'eau potable pourtant le projet le fait en plusieurs points. L'association Vivre et Agir en Maurienne a ainsi saisi la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement. L'alerte est donnée. Le ministère de l'Écologie se doit d'agir. A suivre
Bruno ISSELIN et Anthony BRONDEL
Mafia, uranium, amiante, gaspillage d'argent public, mensonges sur les gains de temps... retrouvez la suite de notre article en cliquant ici.
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Pour aller plus loin, vous pouvez consulter, le cahier édité par le réseau national des élu·es insoumis·es sur le Lyon-Turin (22 pages) qui revient - chiffres et études à l'appui - sur les enjeux de l'eau et sur la possibilité de faire passer 1 million de camions entre Lyon et Turin grâce aux voies ferroviaires qui existent déjà : cliquez ici !
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