
Climat à la loupe

Depuis que le Groupe Total Énergie a décidé en septembre 2020 de reconvertir la raffinerie de Grandpuits (Seine & Marne) en usine de production d'agrocarburants, de recyclage de plastiques, et d'agroplastiques - entrainant ainsi la suppression de 700 postes alors même que le Groupe Total Énergie venait d'annoncer le versement de 8 milliards de dividendes aux actionnaires en 2021 (7 milliards en 2020) - les salariés de la raffinerie ont entamé un véritable bras de fer contre ce projet imposé de reconversion.
Après 40 jours de grève début 2021, la lutte se poursuit aujourd'hui encore puisque le CSE (Comité Social Économique) de l'établissement et la CGT ont choisi de faire appel et de poursuivre la contestation du si mal nommé « Plan de Sauvegarde de l'Emploi,(PSE) » devant la Cour d'appel de Paris.
Souvenez-vous, l'usine Total de Grandpuits …
Octobre 2010. Le gouvernement veut faire passer en force sa réforme des retraites, mesure d'austérité phare du quinquennat Sarkozy. La rue se réveille. Les grévistes de la raffinerie Total de Grandpuits vont devenir, malgré eux, le fer de lance d'une lutte qui a mobilisé des millions de français.es. Cette histoire est racontée dans un film documentaire, Grandpuits & Petites victoires, qui nous fait vivre une grève de l'intérieur, aux côtés de jeunes grévistes attachants et dont le récit nous embarque dans cette véritable aventure humaine.
Neuf ans plus tard …
24 Février 2019, le groupe pétrolier est contraint de mettre à l'arrêt la raffinerie de Grandpuits pendant plus de cinq mois, suite à une fuite apparue sur le Pipeline d'Île-de-France (PLIF), long de 268 km, qui alimente la raffinerie depuis le port du Havre. La pollution s'étend sur une douzaine d'hectares de champs et de rivières. Une première fuite était déjà survenue en 2014 en Seine-Maritime.
En Septembre 2020, Total, profite des mesures de transition énergétique à horizon 2040 retenues par la France, et décide alors d'arrêter le raffinage de pétrole à Grandpuits. Les activités de raffinage doivent prendre fin début 2021 et le stockage de produits pétroliers, fin 2023. Le groupe peut alors fièrement annoncer sur son site internet : « Total démontre son engagement dans la transition énergétique et réaffirme l'ambition du Groupe d'atteindre la neutralité carbone en Europe d'ici 2050 ».
Ça, c'est l'histoire racontée par Total. Mais derrière ce beau récit, se cache une réalité moins reluisante :
En réalité, le 19 Mars 2020, pour prévenir toute nouvelle fuite, la Direction Régionale de l'Environnement et la Préfecture des Yvelines, imposent que la pression maximale d'utilisation du PLIF soit abaissée de 67 bar à 42 bar. La chute du débit qui en résulte, conduit la raffinerie à ne fonctionner qu'à environ 70% de sa capacité, « menaçant ainsi sa pérennité économique » selon Total.
Voilà donc une compagnie qui se targue d'évoluer vers la neutralité carbone, mais qui ne supporte pas d'en assumer le manque à gagner. Remplacer le PLIF, aurait coûté près de 600 millions €, le groupe pétrolier préférera investir 500 millions € pour convertir le site à la production d'agrocarburants.
Le bon prétexte pour une opération financière, en réduisant les effectifs.
Le groupe assure qu'il maintiendra 250 postes sur les 400 postes que compte aujourd'hui la raffinerie. La CGT, considère que cette reconversion pourrait plutôt entraîner la suppression de 700 postes en tout, chez Total et chez les sous-traitants. Ces emplois, certes souvent précaires, concernent surtout les jeunes de la région, notamment de jeunes femmes qui occupent des postes au sein du laboratoire. C'est tout un territoire qui voit les perspectives s'assombrir pour sa jeunesse et pour la vie locale.
Sur ce sujet, le groupe pétrolier reste vague mais choisit de communiquer sur la création de … 15 emplois dans l'usine de bioplastiques. Mais ce n'est pas tout : cerise sur le gâteau, la multinationale annonce la création de pas moins 1 000 emplois… sur le chantier de construction cette fois-ci. Donc pendant 3 années seulement !
La conseillère régionale France Insoumise Julie Garnier, qui soutient activement la lutte des raffineurs, et suit avec attention l'évolution de ce projet, nous alerte sur les risques qui en découleraient. Selon elle, les conséquences du PSE se font d'ores et déjà durement sentir sur le site. A l'angoisse générée par l'incertitude, il faut ajouter les risques industriels induits par ce projet.
Propos confirmés par une nouvelle expertise réalisée sur la plateforme, et dont les conclusions sont sans appel et vont même jusqu'à dénoncer une « logique abstraite d'économie financière, traduisant une dépréciation de la logique de sécurité au sein du pilotage du site ».
Car les réductions d'effectifs impactent terriblement les conditions de travail des salarié.es et notamment la capacité des opérateurs à réagir en cas de sinistre. Une situation d'autant plus grave que la plateforme est un site SEVESO SEUIL HAUT, où les risques d'incendie, d'explosion ou de fuite sont extrêmement sensibles.
Quand Total Énergie repeint en vert ses usines en France, pour mieux aller polluer ailleurs.
Grossière opération de greenwashing, ce projet n'est donc qu'une vitrine pour un groupe qui est loin de se désengager des énergies fossiles. En effet, en Ouganda, Total investit actuellement dans des forages de pétrole installés au cœur même d'un parc naturel, ainsi que dans le plus long oléoduc chauffé au monde, qui traversera l'Ouganda et la Tanzanie. Une fausse conférence de presse a même été organisée par l'association The fixers dans un hôtel parisien pour attirer l'attention des médias sur le risque de destruction de la biodiversité du futur projet de pipeline.
Autre exemple, Total vient de s'associer avec Saudi Aramco, la plus grande compagnie pétrolière au monde, dans un gigantesque projet de construction d'un complexe pétrochimique évalué à 9 milliards de $. Le groupe français aura accès à des hydrocarbures parmi les moins chers de la planète. Le pétrole des champs d'Aramco tout proches coûte seulement 5 $ par baril à extraire. « Ce sera l'un des projets les plus profitables de notre portefeuille », assure Patrick Pouyanné, PDG de Total Énergies.
Les agrocarburants, pas du tout écologiques.
La production d'agrocarburants est très contestée sur un plan écologique, comme le rappellent les associations Greenpeace ou les Amis de la Terre. Les agrocarburants sont gourmands en terre arable, grands consommateurs d'eau douce et accélérateurs du changement climatique. 80% de la déforestation serait due à cette agriculture, soit l'équivalent d'un terrain de football de forêt tropicale perdu toutes les 25 secondes. Qu'importe puisque la France prévoit d'augmenter la part des biocarburants à 15% en 2030 contre moins de 8 % en 2016. Ces juteuses perspectives ont alléché les dirigeants de Total, qui ont ainsi décidé de consacrer majoritairement les biocarburants de cette nouvelle usine au secteur aérien. Or ce secteur est déjà largement mis en cause dans le changement climatique. Il conviendrait davantage d'en réduire l'activité plutôt que de l'alimenter en carburants faussement écologiques.
Combien d'essence pour produire 1 L d'agrocarburant ?
Le Taux de Retour Energétique (TRE) est un indicateur qui, pour une source d'énergie donnée, mesure le rapport entre l'énergie récupérée et l'énergie dépensée pour sa production. Aucun véritable consensus n'est pour le moment trouvé pour son calcul. De plus, pour chaque source d'énergie, le TRE tend à diminuer dans le temps.
Aujourd'hui, le TRE du brut conventionnel varie entre 8 et 45. C'est à dire que pour 1 baril consommé pour faire tourner les installations pétrolières, on en récupère au mieux, 45.
Concernant les agrocarburants, les spécialistes s'accordent sur des valeurs comprises entre 0,8 et 1,8, c'est à dire que pour 1 litre d'essence consommée, on ne récupère au maximum que 1,8 litre de d'agrocarburant. Et parfois même 80 centilitres ! Ce qui est scientifiquement absurde.
En réalité, au-delà des considérations environnementales et de la simple logique scientifique, l'Europe, en obligeant les distributeurs de carburants à incorporer des « biocarburants », pensait surtout à offrir un juteux débouché à l'industrie agroalimentaire en crise.
Quand on entend insidieusement parler à nouveau d'huile de palme.
Or, à l'origine, cette décision de l'Europe, ne devait concerner que l'huile de colza ou de tournesol produites en Europe. En effet, l'huile de palme, que l'on importe, est trop visqueuse pour être utilisée directement dans les moteurs.
Pour les compagnies pétrolières comme Total, l'astuce a alors consisté à raffiner l'huile de palme pour la convertir en agrocarburant. Résultat, près de la moitié de l'huile importée par l'Europe finit dans le gazole. Or, ces opérations ont une trace carbone importante : au total, les agrocarburants à base d'huile de palme sont trois fois plus émetteurs que les carburants fossiles. Total, se trouve en pointe de ce nouveau débouché. Si l'huile de palme intéresse autant le groupe, c'est simplement parce que c'est l'huile la moins chère et donc la promesse de profits accrus.
Compte tenu de sa sulfureuse réputation, le pétrolier préfère annoncer que l'usine de Grandpuits n'utilisera pas d'huile de palme. On pourrait en être étonnés, et pourquoi pas soulagés. Eh bien non ! En avril 2015, près de Martigues, à La Mède, Total a déjà reconverti une raffinerie en « bioraffinerie » d'huile de palme, d'une capacité de 500.000 tonnes, doublant ainsi la consommation française d'huile de palme.
L'huile de palme ne sera donc pas traitée à Grandpuits, certes. Pourquoi alors ce besoin de communiquer sur ce thème, hors sujet ? Tous les arguments flatteurs sont-ils bons à exploiter, quand bien même ils n'auraient aucun rapport avec la question, ou bien tous les moyens sont-ils bons pour tenter de masquer au mieux des décisions peu reluisantes ?
Quand la BCE vient en aide et subventionne le greenwashing.
Entre le 27 mars et le 8 mai 2020, la Banque centrale européenne (BCE) a effectué 121 transactions d'achat d'obligations d'entreprises, au profit de 82 multinationales européennes. L'achat d'obligations par la BCE est bel et bien une aide publique. Cela permet de renforcer la trésorerie de ces entreprises en temps de crise. Et ça constitue aussi une forme de garantie implicite auprès des autres investisseurs.
Les achats d'obligations d'entreprise ont considérablement augmentés au moment de la crise sanitaire. Le Groupe Total Energie en a bénéficié à quatre reprises, mais jamais il n'a pas été question, ni pour lui, ni pour les autres, d'y assortir de conditions climatiques, environnementales ou sociales.
On le voit, le plan présenté par la direction du groupe pétrolier Total Énergies, pour la reconversion de la raffinerie de Grandpuits, n'a rien d'écologique, ni de social. Les compressions de personnel vont rogner autant sur la sécurité du site que sur l'avenir de la région avec des conséquences désastreuses sur des bassins de vie. Une autre transition énergétique, écologique et sociale est possible.
Bruno Isselin
crédit photo: Pixabay @sflood02

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