
Brèves de la rédaction

Le vendredi 22 mai 2020, deux statues de Victor Schoelcher, qui œuvra à la signature du décret de la deuxième abolition de l'esclavage du 27 avril 1848, tombent sur le sol à la suite d'une manifestation en Martinique. Cette action symbolique, décriée par les uns, faisant la fierté d'autres, illustre la vivacité sociale de cette période historique, véritable enjeu mémoriel.
Pourquoi une commémoration à la mémoire de la traite, de l'esclavage et des abolitions un 10 mai ?
Depuis 2006, chaque 10 mai, la France commémore la « Journée nationale des mémoires de la traite et de l'esclavage et de leurs abolitions ». Le choix de cette date fait référence à l'adoption définitive de la loi Taubira de 2001 où la France reconnaît que l'esclavage est un crime contre l'humanité.
La mise en place de cette cérémonie est la conséquence d'un processus enclenché une dizaine d'années auparavant, notamment à partir de la marche silencieuse du 23 mai 1998 à Paris qui rassembla près de 40 000 personnes pour la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Sous le gouvernement Jospin, la députée C. Taubira cherche à proposer une loi qui apporterait des réponses à cette question mémorielle qui montre alors son caractère impérieux. Ce texte, qui constitue à l'époque une première mondiale, est définitivement adopté le 10 mai 2001. Ce texte aussi courageux que nécessaire permet d'ouvrir un cycle de travail de mémoire où nous nous trouvons encore aujourd'hui.
Fondamentalement donc, l'orientation vers un travail de mémoire rigoureux de ce sujet, semble plutôt aller dans une bonne direction. Cependant, lorsque des cérémonies sont organisées, notamment en métropole, elles le sont, souvent par méconnaissance, pour célébrer l'acte d'abolition plutôt que la mémoire du crime et de ses victimes. Il s'agit ici de l'un des grands reproches adressés par de nombreux descendants d'esclaves vis-à-vis de cet événement. Au fond, fêter l'abolition c'est occulter les résistances des esclaves. En revanche, c'est démontrer que la fin de l'esclavage n'est que le fruit de l'action et du bon vouloir des Européens. Si l'intitulé complet de la journée nationale est sans équivoque et indique clairement qu'il ne s'agit pas de fêter uniquement l'arrêt de la servitude, c'est souvent le terme « abolition » qui ressort en premier. Il convient donc pour démêler cette polémique de s'arrêter sur la signification historique de cette notion d'abolition et de mettre en dimension le contexte historique dans laquelle elle s'affirma.
La problématique notion d'abolition
À l'époque moderne, combattre la traite, c'est reconnaître l'humanité de la personne noire, considérée non plus comme une simple marchandise mais comme un être humain à part entière. L'Humanisme apparaît donc comme une source lointaine du mouvement abolitionniste. Mais c'est au XVIIIe siècle, avec Les Lumières, que les choses se précisèrent. L'abolition est alors une notion qui se définit comme la destruction du système esclavagiste dans son ensemble et non plus seulement l'affranchissement progressive de populations serviles, comme le défende une certaine part de l'élite intellectuelle. Il s'agit donc d'une rupture importante dans un monde d'Ancien régime largement en situation de servitude (serfs, esclaves…). Il n'en demeure pas moins que la notion d'abolition est une construction idéologique occidentale, sans consultation ou association des esclaves eux-mêmes.
Pour arriver à leur fin, les abolitionnistes tentèrent d'abord de convaincre les pouvoirs en place d'agir afin d'interdire la traite en utilisant des arguments moraux, mais aussi économiques. En France ce mouvement resta largement l'apanage d'une étroite élite ce qui expliqua alors son influence moindre qu'en Angleterre. Par ailleurs, la France a eu une histoire particulière avec l'arrêt de l'esclavage puisqu'elle est le seul pays au monde à l'avoir aboli (en 1794), puis rétabli (en 1802), pour le ré-abolir définitivement (en 1848).
C'est l'Alsacien Victor Schoelcher, qui a fait évoluer son discours, n'étant pas dans les années 1830 pour l'abolition immédiate (pour lui, « les nègres, sortis des mains de leurs maîtres avec l'ignorance et tous les vices de l'esclavage, ne seraient bons à rien, ni pour la société ni pour eux-mêmes »). Après une visite dans les colonies caribéennes, ses positions évoluent. Nommé sous- secrétaire d'État dans le gouvernement de la IIe République, il profite d'une courte fenêtre d'opportunité pour pousser à la promulgation du décret qui abolira définitivement l'esclavage.
Toutefois, cette abolition est vécue avec un goût amer par les populations affranchies des colonies à sucre françaises de la Caraïbe et de l'océan Indien. En effet dès 1849, ce sont les anciens maîtres qui perçoivent des indemnités pour 126 millions de francs/or. Pour comprendre la portée de cette somme, elle correspondrait à ce que l'État a donné pour renflouer les banques lors de la crise financière de 2008. Cette loi d'indemnisation sera abrogée en 2016 « au titre d'une réparation morale du préjudice subi par les esclaves ».
Mais surtout, les anciens esclaves se retrouvent bien souvent contraints de retravailler pour leurs anciens maîtres, pour une rémunération souvent très faible, accentuée par le fait que désormais, l'habitation est louée, la nourriture doit être payée... In fine, il ne reste souvent plus grand-chose à la fin du mois. Ce système de semi-servitude perdurera jusque dans les années 1960.
Enfin, après 1848 et en particulier au cours de la IIIe République (1870-1940), la France fut dans une logique d'assimilation de ses populations. Il s'agit alors de donner des gages d'amour à la mère patrie. Les revendications de réparation et le travail de mémoire seront alors largement occultés, enterrés et cela jusque dans les années 1970. L'apport du personnage Schoelcher sera, quant à lui hissé au panthéon des personnages de notre roman national.
Avec l'ensemble de ces éléments, la défiance à l'égard de la simple commémoration devient donc intelligible. Il convient par conséquent d'imaginer de manière perspicace comment aboutir à une concorde pour une mémoire plus apaisée.
Tentatives de réponses à l'enjeu mémoriel de l'esclavage
Il semble impératif de partir du constat que la question de l'esclavage est aujourd'hui largement méconnue de la population. Au cours de la dernière présidentielle, rare furent les candidats à proposer une vision sur cette question mémorielle. Jean-Luc Mélenchon, à travers son programme l'Avenir en commun est le seul à porter une réflexion positive sur ce sujet. Il s'agit en effet d'instaurer le 4 février comme jour férié national en mémoire des victimes de l'esclavage et de leurs luttes s'ajoutant au jour de commémoration spécifique à chaque territoire d'Outre-mer. Le programme, nous y reviendrons plus bas, propose également une meilleure formation des enseignants d'histoire-géographie à cet aspect du programme.
Mais ces propositions ne doivent pas fermer la porte à une vision peut être un peu plus ambitieuse en la matière. En effet, pour pouvoir comprendre cette mémoire, il est nécessaire d'en construire des lieux afin de la rendre tangible. Construire un musée national sur le sujet est une piste intéressante, mais il pourrait apparaître nécessaire que la mémoire de l'esclavage vienne à la rencontre des populations de France. Pourquoi ne pas imaginer des cycles d'expositions temporaires en itinérance dans tout le territoire ? Le musée de l'abolition de Nantes ou le Memorial Acte de Guadeloupe sont des écrins très intéressants, mais inaccessibles à la plupart des Français.
Il existe aujourd'hui de formidables bases de données réalisées par des historiens, des généalogistes ou des amateurs, ayant permis d'identifier un grand nombre de captifs au cours des 300 ans de la traite. Il semble nécessaire de continuer ce travail d'investigation pour combler les manques. Ce labeur pourrait permettre une réparation symbolique à travers l'érection de stèle ou de murs de noms.
Toutefois, ces réparations ne pourraient s'arrêter qu'au cadre purement symbolique. Les réparations financières doivent être abordées avec courage et de manière dépassionnée.
Qui doit payer ? L'État ou les banques et assurances ayant reçu largement les réinvestissements des dédommagements de 1849 ? Les descendants des maîtres souvent encore principaux propriétaires terriens des territoires ultra-marins ?
Pour qui ? S'il ne semble pas raisonnable de penser à donner un chèque dans la poche de chaque descendant d'esclave (comment trancher pour ceux ayant à la fois une ascendance d'esclave et de maître ?), il s'agirait plutôt de l'orienter vers les territoires concernés. Mais pourquoi ne pas imaginer que cette somme serve aussi à lutter contre l'esclavage à notre propre époque (40 millions d'individus selon l'ONU en 2019) ? Ou alors doit-on s'en servir à destination d'Haïti, nation fruit d'une révolte d'esclave et aujourd'hui parmi les pays les plus pauvres de la planète ?
Pour terminer ce propos, arrêtons-nous sur la dernière piste de réflexion et sans doute la plus décisive : l'enseignement de cette question aux nouvelles générations. L'esclavage, la traite et les abolitions sont présents dans les programmes scolaires, au collège comme au lycée. Cependant, certains intitulés portent les écueils de cette vision mettant au centre l'Européen et non l'esclave africain ou afro-descendant. À titre d'exemple, dans le 1er chapitre d'histoire de la classe de 4e s'intitulant : « Bourgeoisie marchande, négoces internationaux et traite négrière au XVIIIe siècle », les programmes invitent à traiter le sujet d'abord sous l'angle du bourgeois négociant pour arriver à la fin par parler de son commerce : celui des esclaves. Peut-être serait-il plus judicieux d'inverser l'angle d'approche et de partir de l'esclave comme acteur principal de l'enrichissement de ces marchands européens ? La place de la liberté pédagogique des enseignants est ici importante. Au lycée, la question de l'esclavage pourrait, en classe de 1er devenir une question mémorielle, à l'instar du Soldat inconnu de la 1er Guerre mondiale ou de la Guerre d'Algérie. Quoi qu'il en soit, il apparaît nécessaire d'apporter une formation solide aux enseignants sur ces notions, comme sur toutes les autres questions socialement vives.
La question de la mémoire de l'esclavage apparaît donc en définitive, comme un élément important pour notre vivre ensemble. Cette question parfois douloureuse mérite en tout cas l'inverse du silence assourdissant du président de la République lors de la dernière commémoration du 10 mai 2021.
Marc Lallemand

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